Le livre : fin de la séparation du corps et de l’esprit ?

N. Katherine Hayles, « Print is Flat, Code is Deep : The Importance of Media-Specific Analysis », Poetics 2004. Observation préliminaire :

the long reign of print made it easy for literary criticism to ignore the specificities of the codex book when discussing literary texts. With significant exceptions, print literature was widely regarded as not having a body, only a speaking mind.

En conclusion, après avoir dressé le portrait des enjeux médiatiques de la littérature hypertextuelle :

In retrospect, we can see the view that the text is an immaterial verbal construction as an ideology that inflicts the Cartesian split between mind and body upon the textual corpus, separating into two fictional entities what is in actuality a dynamically interacting whole. Rooted in the Cartesian tradition, this ideology also betrays a class and economic division between the work of creation—the privileged activity of the author as an inspired genius—and the work of producing the book as a physical artifact, an activity relegated to publishers and booksellers. As the means of production moves into the hands of writers and artists for both print and electronic media with desktop publishing, fine letter presses run by artists’ collectives, such as the Visual Studies Workshop Press, and electronic publishing on the Web, the traditional split between the work of creation and the work of production no longer obtains. This shift in the economic and material circumstances in which literary works are produced makes all the more urgent the challenge of rethinking critical and theoretical frameworks accordingly. We can no longer aord to pretend that texts are immaterial or that text on screen is the same as text in print. The immateriality of the text has ceased to be a useful or even a viable fiction.

Share

Réinventer la lecture, vraiment ?

Michel Dumais, journaliste et chroniqueur sur les technologies, proposait récemment un article dans son carnet sur la réinvention de la lecture, à partir de la présentation du personnage qu’est Mark Bernstein. Son propos se construit tranquillement jusqu’à s’interroger sur la nature même des œuvres (et du type de lecture associé à ces œuvres).

Alors que le livre électronique et la lecture en ligne sont de retour sous le radar, il convient de rappeler l’existence d’un outil de création comme StorySpace. Qu’il soit papier ou pixel, le livre reste un livre, avec une structure linéaire. Je lis du début à la fin. De la page 1 à la conclusion. Pourquoi le processus de lecture lui-même n’évoluerait-il pas, afin de profiter des possibilités offertes par le réseau?

Comme quoi les problématiques hypermédiatiques peuvent sortir du champ littérairo-universitaire… Ce qui est en soi une bonne nouvelle.

Je me suis permis de lui laisser un commentaire développé sur ma perception des enjeux logiciels et lecturaux, que je reprends ici.

*    *    *

Difficile de croire à un destin bien rose pour des solutions propriétaires comme StorySpace… le logiciel a connu ses années de gloire — quelle révolution dans les années 80! —, mais maintenant on se retrouve avec des productions plus complexes dans la manière d’enchaîner les blocs de texte et plus raffinées dans les rendus graphiques, et surtout avec des équipes techniques « disponibles » pour offrir la plateforme appropriée pour une œuvre singulière. StorySpace, dans ce contexte, me paraît aujourd’hui dépassé. A tout le moins, il ne peut guère s’agir de l’outil pour finaliser une oeuvre de littérature hypertextuelle/hypermédiatique ; il pourra être très utile au moment de l’écriture initiale toutefois (ce qui, il faut l’avouer, fait généralement défaut dans les oeuvres, parce qu’elles sont d’abord un terrain de jeu technologique plutôt que littéraire…).

Je suis critique par ailleurs sur les prétentions générales de réinvention de la lecture dans le cadre des nouveaux médias. Ce qui est généralement brisé, c’est la sacro-sainte linéarité du livre lui-même. Le parcours, sauf de rares exceptions, continue d’être linéaire (entendre : séquentiel). Pour donner un exemple concret : on parle souvent de Rayuela (Marelle) de Julio Cortázar comme d’un proto-hypertexte… il s’ouvre sur deux « ordres » de lecture, qui sont deux séquences selon lesquelles lire les chapitres. Toute une révolution! auront dit certains… Mais quand on regarde de plus près l’alternative, on y voit les chapitres 1 à 54 dans l’ordre ou un ordre apparemment désordonné, incluant un grand nombre de chapitres « excédentaires », qui ne sont dans les faits que l’incarnation du principe de digression — car dans cette deuxième séquence, les 54 chapitres « de base » sont toujours dans cet ordre, mais interrompus par plusieurs chapitres intercalaires… En ce sens, réinventer la lecture, c’est tout autant obliger à rompre avec la linéarité du parcours même de la lecture (au profit de structures cycliques, par exemple) que d’accepter de rompre avec la tradition d’une rhétorique qui file le discours… C’est dire que le support n’est qu’un seul rouage dans une dynamique beaucoup plus complexe.

Enfin, à titre de territoire d’exploration, je signalerai le Laboratoire NT2 pour le versant critique et la revue bleuOrange, pour le versant création.

(Je n’ai pas ouvert le dossier de la commercialisation — Eastgate Systems demeure l’une des rarissimes instances à continuer de tenter de monnayer la littérature hypermédiatique… à croire que la chose est rendue aujourd’hui impensable.)

*    *    *

[Mise à jour] Le lien avec ce nouvel ouvrage est trop évident… Terence Harpold, Ex-Foliations

Share

Hypertextopia : Storyspace à la moulinette des webapps

Forking pathsHéhé, une traînée de poudre : Ben Vershbow, sur if:book, reprend l’info de Nick Montfort sur GrandTextAuto (qui l’avait repiqué de qumbler) ; Hubert Guillaud, sur la feuille, a pris le relais dans la sphère francophone.

Un étudiant à Brown University, au code bien tourné (Ruby on Rails + Javascript), produit un site permettant de créer des hypertextes de fiction à la sauce Storyspace : Hypertextopia. Version simplifiée, graphiquement réussi, user-friendly. Dans les mots de Vershbow : « The site is gorgeously done, applying a fresh coat of Web 2.0 paint to the creaky concepts of classical hypertext. »

Et ça déclenche des nuées de commentaires… Étonnant, considérant la disgrâce des hypertextes de fiction. Comme si le phénomène était nouveau. Vershbow n’en est pas moins explicite sur son inconfort face à ces productions qui le décoivent : « Hypertext’s main offense is that it is boring, in the same way that Choose Your Own Adventure stories are fundamentally boring. » Le pli réapparaît: comme si c’était le support qui créait les mauvaises fictions. On ne peut écrire un grand roman avec un Berol HB mal aiguisé, c’est connu. Pitoyable qu’on doive se le rappeler.

Sinon, malgré la naïveté de la chose, il peut être intéressant, pour mieux comprendre le projet de Jeremy Ashkenas (oui, c’est son nom… étonnant de voir que personne ne s’était occupé de lui rendre ses lettres de noblesse), de lire son Hypertextopia Manifesto, ne serait-ce que pour comprendre son intérêt spécifique pour les axial hypertexts :

The axial style helps the author to maintain narrative coherence in a hypertext by insisting on a beginning, an end, and a thrust of rhetoric that connects the two. After a reader has completed an axial hypertext, they should understand the point that the author is trying to make. This style is often contrasted against fully networked hypertexts, where the reader is free to enter at any point, proceed to any other point, and may leave at any time she chooses.

If the author has a definite meaning and feeling to convey, an axial style will help get it across, while making good use of the literary forms that hypertext offers.

Argument étrange, dans la mesure où la réticulation du support est ainsi totalement désamorcée. Sorte de fantasme de la digression rendue sur support virtuel — à la façon de Rayuela, de Cortázar…

(photo: « Derive at 04.NN: Boulevard of forking paths », adamgreenfield, licence CC)

Share

Preserving Virtual Worlds

Matt G. Kirschenbaum a récemment diffusé l’annonce du financement d’un projet voué aux enjeux posés par l’archivage des fictions interactives (de la littérature électronique jusqu’aux univers virtuels à la Second Life) :

The Preserving Virtual Worlds project will explore methods for preserving digital games, interactive fiction, and shared realtime virtual spaces. Major activities will include developing basic standards for metadata and content representation and conducting a series of archiving case studies for early video games and electronic literature, as well as Second Life, the popular and influential multi-user online world. […] In addition to contributing to the work on Second Life, Maryland will take the lead on interactive fiction/electronic literature as a sub-domain of the project, and will be occupied with all aspects of scoping, metadata, intellectual property, evaluation, and archiving of these materials.

Le défi technologique est immense, mais l’ingénierie conceptuelle tout autant : c’est à une poétique des formes qu’on se confronte inévitablement lorsqu’on tente de sérier, de classer, de préserver de façon organisée. Le problème est constamment sous la lorgnette des chercheurs depuis le début des années 90, mais de façon bien théorique ; est-ce qu’un défi plus concret conduira à une réponse plus pragmatique ? Fraistat, Kirschenbaum et Kraus en proposeront sûrement une ; reste à voir si elle tiendra la route.

Share