Glose (les annotations, les entours, l’œuvre)

Époque de rapidité, il est souvent facile de céder à la tentation de simplement signaler : hop sur twitter, schling dans delicious, clic dans les signets au pire. Mais quel bénéfice y a-t-il à stratifier l’information ? à accumuler pour le plaisir de la quantité ? Avec la montée du web sémantique, je reste avec un arrière-goût désagréable : à trop vouloir coder, à trop vouloir accumuler, on en vient à la seule possibilité de statistiques, de schémas à titre indicatif, mais le sens reste toujours à construire, à dénicher.  

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Même réflexe à l’instant. Je jette un oeil aux onglets restés ouverts dans mon navigateur (récupérés avec difficulté après redémarrage imprévu/imposé), textes que je m’étais dit qu’il me faudrait lire. Le premier, pur hasard : La Grange. Le temps de vérifier qui est ce Karl (ah oui, Karl Dubost), de me dire que cet extrait s’inscrit tout à fait dans le fil de mes réflexions (tout en posant la question de la nostalgie de la forme livre) :

Des feuilles liées ensemble par un format, une physicalité propre à un environnement technologique forment un livre. Une œuvre (un écrit romans, essais, nouvelles, etc.) sur un site Web présentée sous la forme d’un livre avec des pages que l’on doit tourner au moyen de la souris me rend profondément triste et me détourne de l’expérience.

Une œuvre n’est pas un livre.

Donnez moi le texte. Oubliez votre contrôle. Je veux pouvoir lier les œuvres entre elles, les réseauter, les manipuler, les sculpter, les agrémenter de mes photos, créer des liens vers des pages, des cartes. Je veux pouvoir enrichir le texte tout comme je le fais avec mon imagination. Mettre une œuvre en ligne et l’enfermer dans un pseudo-livre tue toutes passions autour du texte et de ce que la technologie permet.

Premier réflexe : signaler. Disséminer. Mais à quoi bon ? Simplement appuyer un point de vue (qui est en l’occurrence une réaction à une citation d’un ouvrage de Mark Kingwell) ? Et le mien ? Que vaut le mien, d’ailleurs ? Le mettre là, et espérer que quelqu’un le relaie, en tant qu’annotation-d’une-réflexion-suscitée-par-une-citation ? La substance est bien relationnelle…

Et là de voir que Karl Dubost rapplique, quelques jours plus tard, avec une tournée des protocoles possibles d’annotation du web. Son analogie initiale rapproche l’annotation du graffiti :

Une annotation est comme un graffiti, un commentaire, une note de pied de pages, c’est une information supplémentaire dans l’espace contextuel de la page.

Nous entrons (si nous n’y sommes pas déjà) dans le paradigme de la glose. Démultiplication à l’envi des variations, des déclinaisons, des reprises (souvent de rumeurs, pas même d’informations). Le référent se virtualise de plus en plus, la glose devient inscription parallèle et non autorisée (à la manière d’un graffiti), la glose est une méta-glose, où l’on perd l’origine du discours. Savons-nous encore de quoi nous parlons?

La glose n’est pas nouvelle : les textes religieux ont suscité ce rapport avec le langage, appelant une lecture-commentaire-relecture-recommentaire incessante. Montaigne a élaboré ses Essais depuis le geste de leur réécriture, de leur annotation, de leur augmentation interne. Quid de ce texte originel, aujourd’hui, à partir duquel travailler?

L’œuvre est un référent fondamental, qui balise le rapport avec l’expression et la représentation depuis des siècles. Dans la sphère numérique, son éclatement (déjà perceptible avec plusieurs trajectoires d’artistes du XXe siècle) se poursuit encore — son éclatement ou son caractère tentaculaire, d’ailleurs ? Le travail de François Bon, que je suis davantage, ou encore celui de Philippe de Jonckheere, ou autrement encore celui de Jean-Pierre Balpe, illustrent bien l’estompage des frontières empiriques et conventionnelles des œuvres. D’une certaine façon, ils incarnent bien l’idée forte d’un œuvre, celui d’un auteur, qui se construit sans cesse, sans contrainte de support et d’identité des objets, sans obligation de début et de fin, et qui n’est autre que la somme (non accumulation mais conjugaison) de ses parties.

En serions-nous ainsi à l’étape de l’œuvre au noir — rappel du Petit Robert : « le premier stade du grand œuvre consistant en la dissociation de la matière »?

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La dialectique de l’œuvre et de la glose sera au cœur d’un colloque qui se tiendra la semaine prochaine, à l’initiative de Mathilde Barraband et de Jean-François Hamel. « Les entours de l’œuvre. La littérature française contemporaine par elle-même » constituera une bonne mise à l’épreuve de cette relation tendue — cette tension n’émanant pas tant de l’examen des pratiques même des auteurs canoniques qui seront majoritairement convoqués que par le gouffre qui les sépare des aventuriers du numérique qui trouvent à investir et habiter un espace autrement configuré, où les notions d’œuvre et de frontière se définissent si différemment…

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