La fabrique du numérique : un bilan

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Un bilan, parce qu’il pourrait y en avoir d’autres — de moi, sous d’autres angles, mais surtout des bilans d’autres personnes. Ils commencent d’ailleurs à poindre, on les relaiera sur le site de la Fabrique.

Grosse journée, sans nul doute. Le sprint des jours précédents a été intense (en préparatifs, en fin de planification, en jeux de chaise musicale pour les participants). Près de 120 personnes ont manifesté leur intérêt pour l’événement, plusieurs ont dû se désister, mais malgré le temps pitoyable, avec toute l’équipe, nous étions 70. Belle masse critique pour assurer la diversité des propos, la rotation des participants aux ateliers, les rencontres imprévisibles et le recoupement des compétences.

Je n’ai pas envie d’un compte rendu ni d’une lecture structurée. Pour les propositions, le site les a partiellement relayées et d’autres traces suivront. Pour l’atmosphère, la vidéo de François et le montage photo de Clément témoignent bien du bouillonnement en place. Plutôt des observations, des constats…

L’événement était un pari, peut-être plus spécifiquement le mien, que j’avais un peu imposé à Éric et Clément. Pari basé sur une intuition, celle que la transformation des habitudes de « consommation » des produits numériques tend à rapprocher les besoins et contraintes des éditeurs généralistes/littéraires et ceux des éditeurs scientifiques. L’événement ne visait pas à en faire la démonstration, mais de faire l’épreuve des terrains à mettre en commun. Je n’ai pas été présent dans tous les ateliers, mais je suis porté à croire que la rencontre s’est passée généralement à un niveau où cette différence ne faisait pas obstacle. Pari gagné de ce point de vue.

Toutefois, ce sont les a priori, les environnements et les discours qui ont été l’occasion de provoquer les rencontres. Quelques étincelles, quelques déceptions, sûrement. Des variations immenses de distance par rapport aux objets concernés. Ici une perspective large, détachée de la valeur immédiate de chaque texte, de chaque œuvre, parce que la gestion d’ensemble exige de ne pas céder à la tentation de porter chaque cas comme une raison en soi suffisante de faire le métier. Là une perspective appliquée, rapprochée des cas (qui sont le quotidien et le pain des personnes impliquées), une perspective consciente des enjeux immenses à propos de l’existence sous telle forme de la pratique qui les habite depuis longtemps. Des formulations voulues larges (pour ne pas camper dans un clan ou dans l’autre) qui n’ont pas rejoint aussi efficacement les interlocuteurs. Peut-être des cas/exemples auraient-ils mieux porté, auraient-ils interpellé plus directement les gens.

La différence des milieux s’exprimait par l’opposition nette entre gestion et économie (même si les termes ne satisferont personne). Deux approches distinctes et difficiles à concilier, si l’on souhaite se laisser bercer par l’illusion, oui, qu’elles sont superposables. C’est comme croire que le bottin téléphonique recoupe parfaitement le geste d’appeler quelqu’un : bien sûr que non, puisqu’il y a question d’échelle, question d’implication, question de motivation. L’un n’est pas plus mal, n’est pas plus légitime que l’autre. Mais les deux sont nécessaires, dans des rapports au livre qui ne surviennent pas à la même étape, dans les mêmes lieux, selon les mêmes visées.

L’élément le plus bousculant, jusqu’à un certain point, était sûrement le retour de l’Université (majuscule à dessein) dans le monde réel… Autre pari de ma part. Ras-le-bol des images des tours d’ivoire, des pelleteux de nuage, des sabbatiqueux à siroter un rosé en Provence. Les points de contact sont patents, les intérêts sont partagés, les étudiants qui y sont formés sont les futurs auteurs et chercheurs qui publieront des ouvrages, ils sont les futurs employés des éditeurs et sûrement la relève éditoriale. Et l’Université n’est pas Une : les profils sont multiples (profs, gestionnaires, bibliothécaires, coordonnateurs scientifiques, étudiants…), les missions sont variées (je ne fais pas la liste pour chacun des profils de la parenthèse précédente, on imagine bien). C’est comme dire que toute personne qui écrit un mot est un écrivain. Ras-le-bol aussi de l’anti-intellectualisme, ras-le-bol de la césure (souvent incarnée géographiquement par les campus) entre l’université et la cité. On a fait quelques pas hier ; je compte bien continuer à marcher.

Dernière fracture : la définition de l’objet. Si on s’entend sur la réalité d’un texte/document/oeuvre numérique, la réalisation de cet objet couvre un empan immense. Numérisation rétrospective, version numérique d’un document qui a une existence papier, écriture numérique (écriture sur support technologique à visée de diffusion numérique), écriture hypermédiatique : le spectre est large, appelle des considérations spécifiques, couvre des zones critiques pour des raisons très différentes. S’il y a eu échec de la Fabrique, c’est de ne pas avoir géré cette pluralité, souvent responsable de mésententes ou d’incompréhension réciproque.

De l’ordre des étonnements, la désaffection totale pour la question des métadonnées. Silence radio, aucun intérêt : si on ne voit pas les œuvres que vous produisez sur une tablette de librairie ou de bibliothèque, puisqu’elles sont numériques, comment savez-vous qu’elles existent ? Comment la retrouverez-vous dans la mer numérique ? Il y a un travail de terrain à faire, pour sûr.

De l’ordre de la déception : le manque d’audace, le manque d’idéalisme, le manque de vision. C’était le lieu de se projeter en avant, de faire des scénarios fous, à faible coût. Les gens avaient certes besoin de se rassurer, de trouver des réponses à des problèmes concrets, de sentir qu’il y avait des partenaires potentiels ou des gens partageant leur quête de repères. Normal, justifié, bien sûr. Mais. Quand tout est à inventer, il faut savoir proposer, imposer notre vision. Sinon on le fera à notre place. Ce défi est encore à relever (il le sera toujours d’ailleurs), mais me paraît particulièrement important.

Enfin, plaisir de revoir les images : les premières photos en ligne, les vidéos de F et C, la pile de nappes pliées, là sur le coin de la table, qui attendent qu’on les déplie, qu’on les déploie, qu’on y trouve des traces des idées lancées naïvement / distributivement / collectivement / joyeusement… Sorte d’héritage pour le présent, pour le futur immédiat. Un patrimoine, déjà, à partager, à investir. Merci de votre générosité (et ce n’est pas un téléthon!).

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11 réflexions au sujet de “La fabrique du numérique : un bilan”

  1. étrange ta remarque sur déception à « projets fous », moi j’ai l’impression de revenir avant tout avec la folie des autres, de disposer de grilles de lecture pour mieux comprendre ce qui existe déjà, aussi bien Kaosopolis que La Grange, le NT2 que « le monde écrit » – est-ce que précisément, et on en a parlé, sérieusement et beaucoup parlé (« publication distribuée », dixit Karl), ce n’était pas travailler sur le fait que cette profusion des projets individuels n’était pas incompatible avec les faire circuler, se croiser, inventorier (l’équipe NT2/Salon double y travaillait déjà en fin d’après-midi) – on ne pouvait chacun suivre qu’un fil, pas tous, j’ai complètement négligé les questions économie du livre ou formats etc pour privilégier ces discussions sur blog, rédaction, nature de l’invention web, et je crois qu’aucun de nous pour ne pas en avoir retiré son content! quant aux métadonnées, elles attendront où elles sont (tout est dispo sur le web!)

    partage profond de ta réflexion sur le ras-le-bol de l’anti-intellectualisme : on ne traverse pas la complexité sans la pensée – tous les fascismes sont nés de cette simplification, alors quand j’entends ce matin le mot « kalachnikov », vraiment grand trouble : hier, c’est la vieille utopie du web d’avant les marchands qui nous embarquait, et comment le sentiment profond de liberté, liberté dans la pensée, dans l’action, dans la création, ne surgirait pas, justement, qu’hier tout était dit, parlé, échangé et donc pensé ?

  2. Merci René (et les autres) pour cette journée. Première tentative qui ne pouvait forcément pas plaire à tout le monde. Finalement, le plus important aura été les multiples rencontres. Curieux aussi de voir ce que vous allez faire des nappes !

  3. question bis, et après j’encombrerai plutôt mon site que le tien : la nature même de l’invention web

    c’est peut-être dû à mes origines non-américaines, ô vous les rapides, mais chaque fois que j’ai avancé toutes ces années, sur le site, sur le texte, sur le livre, sur les modèles de diffusion à tenter, sur la pensée même (non, le web ce n’est pas l’après Gutenberg mais beaucoup plus l’après mutation rouleau/codex, non, la question n’est pas la transposition du livre mais un apprentissage de ce que le lire/écrire nous dit sur le monde), c’est après longues phases maturation et minuscules déplacements, et chaque fois surgissant d’abord de la praxis

    hier on comparait nos histoires du web (1990 pour Bertrand Gervais, 1994 pour Karl, 1996 pour moi…) – je n’imaginais pas repartir hier avec un « projet fou », mais être déplacé par toutes ces micro-aventures, oui, cela nous replace et nous renforce dans l’invention – ta métaphore du bottin et de l’appel téléphonique vaut aussi ici

  4. D’abord un mot pour te remercier René parce que cet événement était d’abord ton idée, et parce que sa forme s’appuyait sur ton pari, c’est vrai. Ça été un grand plaisir de me joindre à l’aventure et de faire à travers elle la rencontre d’Éric — et de bien d’autres personnes!

    La rencontre: c’était la clé de l’événement. Ma seule véritable attente: qu’ait lieu une rencontre de perspectives différentes, de méthodes complémentaires, de personnes qui ne se rencontrent jamais ou pas assez fréquemment. Pour ça, je suis très content.

    Je suis très content aussi que nous ayons fait le choix d’un événement à la forme atypique — qui a pu en surprendre plusieurs. Je suis plus convaincu que jamais que pour comprendre, inventer, fabriquer un nouveau rapport au « livre » et à sa « diffusion » il faut en discuter dans des contextes différents de ceux dans lequel on en discute traditionnellement. Sinon on tourne en rond. Il faut le faire hors des repères institutionnels aussi — hors des associations, des entreprises et des forums habituels. Nous l’avons fait hier. Il faut le faire dans des espaces et des moments qui savent s’ajuster, d’heure en heure, à la « réalité du moment » — à ce qui nait de la rencontre. Nous avons pu respecter cela hier et je m’en réjouis.

    Je pense que la Fabrique (très content du nom de l’événement aussi) nous a offert une très bonne image de la compréhension collective des enjeux autour des métamorphoses du livre. Que cette image puisse paraître réjouissante aux uns ou décevante pour d’autres m’importe assez peu.

    Je suis convaincu que des projets naîtront « dans le courant » des échanges d’hier, c’est bien. D’autres s’inscriront plutôt en réaction, voire en contradiction, c’est très bien aussi. C’est ce que nous souhaitions: des idées, de l’action, des projets.

    Je prendrai le temps d’un bilan personnel plus complet demain.

    D’ici là, encore merci pour ta générosité.

  5. La journée d’hier a été énergisante. Une cure de Red Bull. Le pari de réunir tous ces gens d’horizons et d’intérêts divers était audacieux et si j’ai écrit des choses pas très gentilles sur le milieu universitaire, j’aurais pu faire preuve de plus de nuances.
    Je sais que l’université n’est pas Une et que, en partie, la relève éditoriale y est formée (encore que j’aurais bien de contre-exemples à citer). Mais l’université me donne parfois le même frisson que le ministère de la Santé et celui de l’Éducation. Que de sous-commissions, de réformes, de contre-réformes. Que de réflexions avant l’action! Ça m’exaspère. C’est tout.
    Les solutions techniques, les modèles d’affaires, tout est en place, vous êtes comme moi et plusieurs autres, vous lisez tout ce qui touche le sujet, vous savez pertinemment que la machine est déjà en route.

    Un train m’a frappé hier. J’ai mangé avec des libraires. Des gens pour qui l’avenir va être difficile. Ils vont devoir lutter. Pas pour penser. Pour manger.
    Je découvre qu’ils ont déjà en place des solutions, qu’ils vont vendre des fichiers numériques incessamment, que les formats epub ou pdf, ça ne les intéresse pas, ils vendront les deux, ils s’adapteront, au fil des nouveautés. Il est vrai, par ailleurs, qu’ils ont bénéficié des conseils éclairés de gens que vous connaissez bien…
    Il y avait là un pont reliant réflexion et action. Peut-être qu’au Québec, les ponts nous font peur.
    Peut-être aussi que l’audace, l’idéalisme, la vision étaient absents, ou dans la salle à côté.
    Peut-être enfin que l’avenir à propos duquel nous débattons si fort se joue dans un garage, avec des Wosniak et des Jobs Junior.

    C’était là l’essentiel de mon propos. Je ne veux pas écarter les universitaires du débat, loin de là. Je les aimerais pratiques et responsables. Ils sont chercheurs et ont des connaissances que d’autres n’ont pas, ils ont, selon moi, un devoir citoyen: partager ces connaissances en des termes simples et amorcer l’action.
    Et s’il vous plaît, ne me prenez pas pour un antiuniversitaire primaire. Avec un fils en partance pour Stanford cet automne et un autre inscrit à l’UDM, après deux ans de navigation dans les eaux des universités nord-américaines, je connais le rôle essentiel de ces dernières dans la cité, leurs limites et leurs nuances, politiques ou autres.

    Pour le reste, effectivement, l’absence de questions sur les métadonnées et le peu d’intérêt envers la question cruciale de l’archivage m’ont surpris.
    Il y probablement des sujets urgents, de nature économique immédiate et d’autres, plus abstraits, mais hors-focus , pour l’instant. Une question de profondeur de champ.

    Je pourrais continuer des heures, mais je m’arrêterai là. Enfin, presque. Cette journée de vendredi a été formidable et j’ai apprécié chaque minute passée avec vous tous. Je n’ai qu’un seul regret: lors d’une prochaine réunion, plutôt que de pousser une gueulée sur un blogue, je le ferai sur place. Question d’éviter toute ambiguité.

    J-François Chételat
    Solutions Numériques pour le livre
    RobertNeVeutPasLire (50%….)

  6. Et l’autre 50% ne viendra pas ou attendra dans la voiture
    parce que un 50% accompagne toujours l’autre pourcentage
    c’est dans l’ordre des choses

  7. Participer à l’organisation de la Fabrique était déjà une expérience mais pour 3 personnes. Des mois de discussion, de réflexion ont eu lieu sur le format et surtout sur le défi de rejoindre l’ensemble des acteurs s’engouffrant à différentes vitesses vers l’édition numérique. Si Robert ne veut pas lire fonce (direct sur l’autoroute) d’autres y vont à un rythme de route de campagne…mais il y en a aussi qui vont à contre-courant. Asseoir tout le monde était aussi d’éviter que le contre-courant arrête le train….

    D’autres en font des bilans : Gilles, Francois, Laurent (qui ne viendra pas à une autre 🙁 ) et JF.

    Après la lecture de ceux-ci je crois qu’on a une certaine idée des débats et de la journée.

    Mon constat de la journée : Un telle journée donne de l’énergie et des idées pour avancer. Je suis d’accord avec Laurent, nous en sommes à « Basta les discours » et passons à l’action. Cette philosophie a été la source de la création de [VertigO], une revue exclusivement numérique qui est une ancêtre sur le web avec plus de 10 ans…le livre numérique était encore une fiction à l’époque..le blogue inexistant. Nous avons déjà « Basta » et initié des projets – dans notre sphère de l’édition d’ouvrages scientifiques.

    Toutefois, prendre de le temps d’écouter et de partager n’est pas que perte de temps…. On donne et on reçoit…on peut faire chacun de notre côté…mais au-dessus quelqu’un peut décider d’aller dans un autre sens et empêcher l’épanouissement du projet. Que voulez-vous – venant du monde des sciences de l’environnement – l’idée de communauté est importante pour moi….la poursuite d’un idéalisme.

    Mais pour la suite, des questions non abordées restent: comment être vu et diffusé dans la mer du numérique….Le modèle économique existe (Blogue de JF Chetelat), permettez-moi d’en douter, encore… Il apparaitra de lui-même, sera certainement multiforme, nous ne devons pas l’attendre pour éditer le numérique, je suis parfaitement d’accord. Mais des communications et une gestion des métadonnées efficaces seront nécessaires…Sujet passé sous silence durant la journée…

    Là on part nos projets, on continue nos projets…. avec audace, visions, idéalisme et solidarité.

  8. ben là, échec, René le mot est un peu fort non?

    Ça a été un formidable lieu de rencontres et d’échanges. N’est-ce pas là un pas de géant? Tous ces gens prêts à discuter, moi je dis wow!

    À quand la prochaine Fabrique, car j’en serai!

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