L’épée…

Italo Calvino. A publié en 1983, deux ans avant sa mort subite, une œuvre déterminante : Palomar.

Œuvre hybride, mi-romanesque mi-essayistique. Monsieur Palomar, le protagoniste, décide un jour d’appréhender le monde par le regard… 27 épisodes cocasses, interrogatifs, philosophiques.

L’un de ces épisodes se passe sur la plage, à la fin de la journée, alors que monsieur Palomar se baigne dans la mer. Il s’interroge sur le soleil qui se reflète sur l’eau.

Le reflet se forme sur la mer, lorsque le soleil descend : venant de l’horizon, une tache éblouissante avance jusqu’à la côte, faite de scintillements ondoyants : entre un scintillement et l’autre, l’azur opaque de la mer assombrit son réseau. Les barques blanches à contre-jour deviennent noires, perdent de la consistance et rétrécissent comme usées par cette tiqueture resplendissante.

C’est l’heure à laquelle monsieur Palomar, homme tardif, prend son bain du soir. Il entre dans l’eau, s’éloigne du bord, et le reflet du soleil devient une épée scintillante qui s’allonge de l’horizon jusqu’à lui. Monsieur Palomar nage dans l’épée ou, plutôt, l’épée reste toujours là devant lui, recule à chacune de ses brassées, et ne se laisse jamais rejoindre. Partout où il allonge les bras, la mer prend cette opaque couleur vespérale, qui derrière lui s’étend jusqu’au rivage.

Tandis que le soleil descend au couchant, le reflet, de blanc incandescent qu’il était, se colore d’or et de cuivre. Et, où que monsieur Palomar se déplace, il se trouve au sommet de ce triangle aigu et doré ; l’épée le suit, l’indiquant comme la petite aiguille d’une montre qui aurait le soleil pour pivot.

« C’est un hommage particulier que le soleil me rend personnellement », est tenté de penser monsieur Palomar, ou plutôt le moi égocentrique et mégalomane qui l’habite. Mais le moi dépressif et masochiste qui cohabite avec l’autre dans le même container, objecte: « Tous ceux qui ont des yeux voient ce reflet les suivre ; les illusions des sens et de l’esprit nous emprisonnent tous également. » Un troisième colocataire intervient, un moi plus équitable : « De toute façon, cela veut dire que je fais partie des sujets sentants et pensants, capables d’établir un rapport avec les rayons solaires, d’interpréter et d’évaluer perceptions et illusions. »

Sujet pensant, capable d’interpréter, d’évaluer : difficile de trouver image plus appropriée pour exprimer l’idée à la base de ce carnet, à la base de sa fonction (et de la fonction des carnets en soi), cette idée de filtre que je postulais il y a quelques années déjà…

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